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Escapade corse
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Une exposition au FRAC de Corte |
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Nous étions prévenus
Pauline Fondevila - L’art de la citation
Pauline Fondevila est née en 1972 au Havre. Elle vit et travaille à Barcelone et Rosario (Argentine).
J'ai découvert l'installation de Pauline Fondevila en janvier 2018 au Palais Fesch, au sein de l'expositionNaturel pas naturel, conçue par Anne Alessandri et Philippe Costamagna. La maquette figurait dans une section intitulée Histoire de l'Art, consacrée aux hommages et emprunts que font les artistes, classiques ou contemporains, à d’autres artistes. J'ai tout de suite été séduite par la proposition — terme un peu cliché en matière d’art contemporain, mais ici tout à fait adéquat — de l'artiste. Il s'agissait de la restitution d’une conférence organisée par Pauline Fondevila sur une île du fleuve Paranà, à Rosario. Tous ces détails, cette île posée sur des tréteaux, où un enfant semblait avoir lâché la bride à son imaginaire en disposant en saynètes variées des figurines en plastique, était finalement une concrétion de références artistiques, cinématographiques, littéraires. Un jeu m'était proposé, je devais trouver les indices, les pistes me permettant de reconstituer le contenu de la conférence. Ma place de « regardeuse » était d’ailleurs prévue là, sur l’île, parmi les petits auditeurs décontractés et les dessinateurs installés devant le conférencier.
En 2013, alors que l'artiste développe son propos sous une autre forme, celle deL'Encyclopédie du naufragé, recueil de 252 dessins, journal de bord d’un naufragé associé à des dessins évoquant autant d'œuvres d'art, elle raconte :
«je voulais mettre au clair ce qui depuis des années me pousse à citer, copier et collectionner les œuvres des autres.»
Dans le même entretien, à propos de la performance-conférence : « plus on avançait, plus il devenait évident que le corpus de la conférence reposait sur une certaine idée du naufrage, de l'errance, de l'échec, mais de l'échec comme moteur, comme vecteur d’utopie et de liberté. »
J'ai tout de suite reconnu l’allusion au film de Werner Herzog,Fitzcarraldo, avec son absurde et tragique bateau juché sur une colline. Le personnage perché en haut d’une colonne m'a remis en mémoire un film vu pourtant il y a longtemps, et que j'avais oublié avoir vu,Simon du désert, de Luis Buñuel. Certaines références m'ont été indiquées par Anne Alessandri ou Arnaud Céglarski. Je n’essaierai pas d'être exhaustive, et d’ailleurs aujourd'hui j'ai oublié quelques noms, je laisse aux futurs spectateurs la joie de les retrouver par eux-mêmes. Je voudrais citer néanmoins Jan Bas Ader et sa terrible performance ultime, un voyage sur un minuscule voilier, dont il n’est jamais revenu ; Robert Smithson et saSpiral Jetty: Marti Anson, architecte et artiste catalan reconstruisant une partie du bateau deFitzcarraldo; leSocle du monde renverséde Piero Manzoni ; le travail d'Édouard Levé sur le village d'Angoisse. La baleine échouée parmi les arbres m'a occupée quelques temps, comme les œuvres anonymes des réserves du musée d'Ajaccio, quand je m’échine à leur trouver une paternité. Mais il faut croire que c'est plus facile avec l’art contemporain : il s'agit d'une œuvre monumentale, écologique et poignante, de l'artiste argentin Adriän Villar Rojas. Enfin, et il ne pouvait pas ne pas y figurer : le livre de l'Argentin Adolfo Bioy CasaresL'invention de Morel, fascinant roman d'anticipation où le narrateur est relégué sur une île dont il découvre qu'elle est hantée par d'étranges apparitions.
Les gens qui n'aiment pas, ou ne connaissent pas (ce sont souvent les mêmes) l'art contemporain pourraient, face à une œuvre aussi référencée, en tirer argument pour confirmer leur rejet d’un art pour initiés. Je leur rétorquerais que les enfants en visite au Palais Fesch étaient tout à fait à l'aise avec ce Pays imaginaire à la Peter Pan. Enfin, Pauline Fondevila me permettra sans doute de sortir de son île, mais avec elle, pour prolonger l'excitant jeu de piste. Dans un autre entretien, elle évoque Enrique Vila-Matas, écrivain que j'aime beaucoup, qui écrit précisément dans un rapport explicite à d’autres écrivains, comme Robert Walser ou Franz Kafka. Or Vila-Matas est aussi un des rares écrivains d'aujourd'hui à intégrer l'art contemporain dans son œuvre. L'un de ses livresMarienbad électrique, est le fruit de son compagnonnage fraternel avec Dominique Gonzalez-Foerster dans la collection du FRAC Corse. Le titre du livre est inspiré du célèbre film de Resnais, lui-même inspiré du roman de Bioy Casares. Sur sa couverture figure une photographie de Gonzalez-Foerster grimée en Klaus Kinsky dansFitzcarraldo.
Annick LE MARREC
Documentaliste au Palais Fesch — Musée des Beaux-arts
Reiner Ruthenbeck - L'Arche de Noé
Reiner Ruthenbeck débute son parcours artistique dès le début des années 1960, comme photographe, en documentant les expositions et les performances de Fluxus et du groupe Zero. En 1962, II délaisse cette activité pour suivre les cours de sculpture de Joseph Beuys à la Kunstakademie de Düsseldorf. À partir de 1968, grâce à l’enseignement de celui qui allait élargir le concept de sculpture, Reiner Ruthenbeck s’adonne entièrement à cette pratique. L'année suivante, il est invité par Harald Szeemann à Berne pour la célèbre exposition « Quand les attitudes deviennent formes ». Il participera à 4 documenta, représentera l'Allemagne, aux côtés de Joseph Beuys et de Jochen Gerz, à la Biennale de Venise en 1976. Son œuvre se situe à la croisée de l’art minimal, de l’art conceptuel, de l’antiform, mais pourtant ne s'inscrit dans aucune de ses tendances. Son parcours et son engagement sont représentatifs des questionnements et des positionnements qui ont révolutionnés l’art de la fin des années 1960.
Bien que s'inscrivant dans le champ de la sculpture, les œuvres de Ruthenbeck font appel à un large registre de matériaux qui ne se rattachent pas toujours à cette pratique, tels que le papier, la cendre, le tissu, le verre, le caoutchouc, ou ici des objets du quotidien. Sous une apparente simplicité, les sculptures de Reiner Ruthenbeck multiplient les interprétations et tissent de complexes liens autant formels que conceptuels. Les procédures d'installations se fondent le plus souvent sur des compositions binaires, des oppositions d'où émerge une énergie propre à engager une réflexion. Les œuvres sont ouvertes et nous font voyager sur des chemins à la fois familiers et étranges, renouvelant notre perception du réel, ou ici de l'Histoire.
L'Arche de Noé, un projet datant 1970, se rattache à une série de réalisations qualifiées de « conceptuelles » par l'artiste. L'installation a été exposée la première fois en 1985, à Dijon, au Consortium, avant de rejoindre la collection du FRAC CORSICA. lci, sept paires d'objets du quotidien sont présentées dans l'espace, posées et en attentes, comme prêts à être utilisés. L'installation de ces objets s’appréhende comme une véritable mise en scène, dont la théâtralité raconte une histoire universelle. Les compositions se développent à partir d’un registre étendue d’oppositions telles que dur/mou, chaud/froid, lourd/léger, doux/rugueux, géométrique/informe, noir/blanc, immobile/mobile, vertical/horizontale, petit/grand… associées à une dualité manifeste : deux bicyclettes identiques, deux oreillers jumeaux .… Cette dynamique crée une énergie et propose une expérimentation sensible, matériel mais aussi symbolique du monde. Ainsi L’Arche de Noé en jouant de ces dualités associées à ces oppositions s’appréhende comme un raccourci de l'ensemble des activités essentielles de l’homme — se nourrir, de déplacer, se reposer, se protéger... Le titre de l'œuvre l’inscrit dans une temporalité au-delà de l'Histoire, réitérant peut être les sept jours de la création du Monde.
Arnaud Ceglarsky
Collectivité de Corse, Direction du Patrimoine
Coordination de l’action pédagogique et culturelle des Musées et Sites
Historien de l’art
Hakima El Djoudi - Petite armée N°1
Hakima El Djoudi est née en (1977) à Angoulême, elle vit et travaille en France. -
Les professionnels de musée parcourent de nombreuses expositions dans le cadre de leur activité ou pour leur plaisir. Au milieu de ces multiples objets de collections mis en scène, de ces installations et de ces parcours... certaines œuvres frappent notre esprit. Leur plastique, la manière dont elles reflètent la lumière, le message qu’elles véhiculent, le bien-être qu’elles procurent ou le malaise qu'elles causent, séparément ou tout à la fois, impriment une impérissable marque qui nous les attache au long cours. Cette attraction, ce lien fort créé entre une personne et un objet, cette affinité, je les ai ressentis face à cette installation d'Hakima El Djoudi au début de l’année 2017, au sein de l’exposition monographique qui lui était consacrée au FRAC Corse, « l’armée des ombres ».
Mon premier sentiment en la découvrant est celle d’un nécessaire mouvement : son appréhension demande un changement d'échelle. De loin, se devine un alignement méthodique et mathématique de centaines de petites sculptures sur un plateau noir brillant. En me rapprochant, je distingue des personnages, tous identiques dans leur format et leur forme. Des images de parades nord-coréennes ou du mausolée de Qin, plus immobiles, me viennent en tête. La géométrie est parfaite et le titre donné à l'exposition se concrétise : une armée dans l'attente d’un ordre, oui ! Mais pour quel conflit ?
Tout près cette fois, je découvre un pliage, une chemise comme impeccablement repassée avant la revue des troupes. Seul le motif change. Il me faut plusieurs minutes pour comprendre qu'il s’agit de centaines de billets de banque pliés. J'admire la patience et la rigueur de la technique, l'esthétique de l'origami... Le portrait de Mao au dos pour chacun : plus qu’une chemise, c’est un uniforme ! La symbolique est forte, l'argent et la guerre, le lien entre économie et pouvoir militaire à l’aune de notre société mondialisée. Pourtant, cette armée conceptuelle me trouble. Pourquoi cette mise en avant de la lutte et de l’uniformisation me dérange-t-elle ?
Des émotions contraires se superposent.
Une forme d’aversion coupable puisque le conflit armé réel et vécu m'est inconnu : il est certain qu'au contraire d’autres parties du monde, mes lieux de vie ne sont pas en guerre et je n'ai pas à en subir les atrocités.
Mais aussi une crainte plus palpable dans mon quotidien : quel intérêt à vivre dans un monde où l'unique option serait le mode conflictuel et concurrentiel ?
Finalement, je perçois que cette œuvre d’Hakima El Djoudi interroge mon activisme et interpelle ma capacité à la solidarité. Je pense alors à Jacques Hainard, pour qui « chaque exposition constitue un parcours aventureux d'où l'on ne revient pas indemne ».
Merci Hakima. Demain, je résisterai ! Du moins, je tenterai d’aiguiser ma conscience.
Marion TRANNOY
Chef de mission Citadelle de Corte